Tu crois qu'il faut toujours perdre une part de soi pour que la vie continue ?
Hama est ouvrière dans la dernière usine en activité à des milliers de kilomètres à la ronde. Comme tant d'autres, elle s'use chaque nuit au travail, vivant dans un quotidien morne où dominent fatigue et pauvreté.
Mais un matin d'hiver, un nouveau débarque dans la salle des machines : un colosse venu du Nord, prénommé Bo. Aussitôt c'est le coup de foudre.
Avec Bo, Hama retrouve la joie de vivre. Se retrouvant chaque dimanche au cabaret de Titine-Grosses-Pattes, ils s'amusent des spectacles fantaisistes, ne tenant pas compte des avertissements nébuleux du vieux Melkior : "D'abord, le bruit. Ensuite, le silence. L'un révèle l'autre... Vous verrez !"
Et comme de fait, un jour, c'est la catastrophe : l'usine explose... alors qu'Hama est toujours à l'intérieur.
Mon avis :
Quel roman étrange... et inclassable ! Je me suis longtemps demandé à quel public il pouvait bien s'adresser. Publié dans une collection jeunesse, il n'est pour autant pas de nature à toucher les adolescents. Plutôt les (jeunes) adultes.
Ce roman grave se déroule hors du temps. Aucune indication de lieu ni d'époque ne permet de situer l'intrigue. On pourrait croire que le récit se déroule dans un futur proche, puisque toutes les usines ont fermé, et en même temps le mode de vie des personnages (sans technologie) fait plutôt penser à des temps plus anciens. L'Usine (avec un U majuscule comme si elle était personnifiée) fabrique du matériel de guerre - mais quelle guerre ? De même on se demande qui parle dans la première partie : le "nous" employé n'est pas celui des deux héros, et pourtant le narrateur fait partie de la ville. Bref, c'est une histoire intemporelle à la manière des contes philosophiques, dont les idées véhiculées apparaissent plus importantes que les personnages eux-mêmes.
Le livre est d'ailleurs riche en réflexions et on y prélève un certain nombre de citations à la fois pertinentes et poétiques. Toute la première partie est un hymne à l'optimisme : "Nous sommes vivants et ensemble, Hama ! Il ne faut jamais oublier ça!", même si tout bonheur est souvent contrebalancé par un malheur (et vice-versa). Les titres de chapitres sont d'ailleurs constitués de notions et de leur contraire : "Le vide et le plein", "L'ordre et le désordre", "Le possible et l'impossible", etc. Et ce n'est pas par hasard si la couverture est en noir et blanc : j'y vois une référence évidente au yin et au yang. Le théâtre d'ombres fabriqué par Bo symbolise aussi cette opposition clair-obscur, et apporte une touche de poésie dans un quotidien (re)devenu affreusement triste et pesant depuis la destruction de l'Usine nourricière (d'activité comme de revenus).
Dans la deuxième partie, changement de décor (et de point de vue) : "L'horizon était flou ; c'était là qu'ils allaient." Hébergés par une famille (très) nombreuse vivant en autarcie dans des galeries souterraines (!), Bo et Hama s'éloignent physiquement et affectivement l'un de l'autre. L'ambiance est pesante, oppressante, tout est remis en question même si on sent que le couple s'aime toujours. Est-ce l'enfermement qui fait ressasser les douleurs ? Les obstacles de la vie ont-ils eu raison de l'amour ?
Guère d'amélioration dans la troisième partie : si Bo et Hama ont retrouvé une certaine quiétude (douze ans tout de même) à la Presqu'île, un paisible village de pêcheurs en bordure d'un lac, un nouvel événement va tout bousculer ou plutôt, faire rejaillir d'anciennes rancœurs. Les deuils jalonnent leur histoire - la mort et la vie : une fois encore, deux notions contraires indissociables...
La quatrième et dernière partie marque le retour aux origines, les personnages remontant (littéralement) le chemin parcouru, retraversant les lieux forts de leur parcours et les événements clés qui y sont liés, parce que "nous avons tous besoin de savoir d'où nous venons." Une remontée dans le passé initiatique qui leur fera comprendre que si les contraires vont de paire ("ce don était aussi une malédiction"), il ne tient qu'à nous d'agir en sorte de choisir la lumière face à l'obscurité, ou tout au moins de "dompter ses ombres" (ses peurs, ses angoisses, ses frustrations, la violence qui couve en soi), à l'image de Quatre la philosophe dont "le rire était si puissant qu'il guérissait toutes les peines"...
Le livre se termine comme il a commencé : avec la formule "Une époque nouvelle commençait", la boucle est bouclée, celle d'une humanité dont la force est de recommencer sans cesse, malgré les obstacles mais riche de cette mémoire individuelle, familiale, collective qui donne la foi d'avancer de générations en générations.
Patricia Deschamps, février 2015