Nous avons tous en nous un démon qui nous harcèle et nous tourmente, et il faut bien finir par lui livrer combat.
La narratrice, 21 ans, est demoiselle de compagnie pour la vieille et snob Mme Van Hopper. Alors qu'elle l'accompagne à l'hôtel Côte d'Azur de Monte-Carlo, elle fait la connaissance de Maximilian de Winter, le propriétaire de la célèbre propriété de Manderley. Pour la jeune femme, c'est le coup de foudre. Malgré tout, elle est surprise par la demande en mariage de Maxim : il est quadragénaire, et veuf depuis moins d'un an.
Si elle savoure leur voyage de noces, l'installation à Manderley s'avère compliquée : l'aura de la première Mme de Winter, Rebecca, règne toujours sur les lieux et le personnel. Belle et charismatique, à la forte personnalité, elle était tout l'opposé de la nouvelle épouse, engoncée dans sa timidité, et qui a bien du mal à trouver sa place.
Mon avis :
J'avais lu Rebecca adolescente mais je n'en gardais aucun souvenir si ce n'est le sentiment d'avoir aimé l'oeuvre. Je suis enchantée de l'avoir relue parce que cette fois le texte a réellement fait écho en moi, j'en ai apprécié toute la saveur - je l'avais sûrement découvert trop jeune.
Par certains égards il m'a rappelé Madame Bovary (l'un de mes "livres pour une île déserte"), dans ce qu'il a d'idéaux romantiques tombés en désillusion. La jeune narratrice n'aura pas de somptueux mariage, elle épouse Maxim en toute discrétion. Cependant en rêvait-elle? La scène du bal à Manderley est l'exact opposé de celle du roman de Flaubert : un vrai calvaire pour cette mariée n'aspirant qu'à l'intimité et la simplicité. Mais jouir de la magnifique propriété n'est pas si facile quand on évolue dans l'ombre d'une première épouse adulée par tous...
Les deux femmes sont aux antipodes l'une de l'autre. Avec "mon manque d'assurance, ma timidité, mon incorrigible sentiment d'infériorité", l'héroïne ne supporte pas la comparaison avec Rebecca qu'elle devine chez tous ses interlocuteurs ("C'est fou ce qu'elle est différente de Rebecca"), d'autant plus qu'elle n'est "pas douée pour les mondanités", peu au fait des convenances et des bonnes manières, elle qui vient d'un milieu modeste. Son malaise intérieur va crescendo, l'absente étant paradoxalement omniprésente dans chaque pièce, chaque objet, chaque esprit - jusqu'à figurer dans le titre alors qu'on ne connaît même pas le prénom de la narratrice (pourtant "original").
Une certaine tension habite donc le roman, qui par ailleurs bascule dans le suspense dans le dernier tiers avec un rebondissement lié à la mort de Rebecca. L'enquête va progressivement révéler la véritable personnalité de "la première Mme de Winter" au fil de révélations saisissantes. L'héroïne comprend alors que les sentiments de Maxim pour elle sont sincères, et qu'elle a des qualités qui faisaient défaut à sa première femme. Comme quoi il ne faut pas se fier aux apparences... L'histoire se termine un peu brusquement, nous laissant balloté entre la sérénité nouvelle de la narratrice ("Tu as tellement mûri") et la surprise d'un ultime coup de théâtre.
Néanmoins l'oeuvre ne tient pas qu'à son intrigue. L'écriture, très suggestive, nous plonge dès sa célèbre scène d'ouverture ("J'ai rêvé l'autre nuit que je retournais à Manderley.") dans un univers riche en sons et en odeurs qui reconstitue parfaitement la somptueuse propriété, ses jardins, son bord de mer, son atmosphère. Et surtout, le texte est parsemé de réflexions sur la vie, ces instants qu'il faut "conserver précieusement pour l'éternité", ces démons intérieurs qu'il faut combattre, la nécessité de communiquer ses sentiments aux autres au lieu de "jouer la comédie" et laisser les quiproquo s'installer. Il y a ainsi plusieurs passages qui m'ont touchée par leur sensibilité ("Nous ne savions pas grand-chose de ce que ressentent les personnes âgées"), leur à-propos ("Nous avons beau ne passer que deux nuits sous un toit, nous y laissons derrière nous quelque chose de nous-mêmes. Rien de matériel, mais quelque chose d'indéfinissable, un moment de notre vie, une façon d'être..."), ou encore leur sagesse, comme cette définition ô combien pertinente du bonheur : "Ce n'est pas un bien quantifiable, c'est une qualité de pensée, un état d'esprit".
Ainsi cette oeuvre est un régal à tous points de vue, et elle donne envie de (re)découvrir d'autres écrits de Daphné Du Maurier !
Patricia Deschamps
Juillet 2019