L'intelligence des femmes s'arrête là où la domination commence. (p.67)
À 17 ans, une fille française sur deux n'étudie plus les mathématiques, contre seulement un garçon sur quatre. Ces inégalités suscitent de nombreuses questions du corps enseignant, des familles, des scientifiques et des adolescentes et adolescents. Comment faire pour que les filles soient plus nombreuses dans les filières mathématiques? Comment se comporter en classe pour les soutenir? Comment encourager sa fille à faire des maths quand on a soi-même abandonné? Comment changer la pratique des mathématiques pour qu'elle ne soit plus excluante?
Mon avis :
Voici une enquête sociologique fort instructive, réalisée auprès de 45 adolescentes à l'occasion d'un stage non mixte pour lycéennes de Première, à laquelle s'ajoutent les résultats de plusieurs décennies de recherches sur le genre, les inégalités sociales et les maths. Edité par le CNRS, cet ouvrage est néanmoins grand public, riche de nombreux schémas et citations de sociologues. Chaque chapitre est complété par une bibliographie détaillée pour approfondir le thème évoqué. On y trouve également les problèmes mathématiques proposés aux filles pendant le stage (avec les solutions à la fin).
Cette enquête est le point de départ de nombreuses réflexions intéressantes sur les stéréotypes de genre. Les maths fondamentales sont la discipline la moins féminisée de l'Université française (seulement 14% d'enseignantes-chercheuses): comme le souligne l'une des participantes, "A chaque fois qu'un truc est considéré comme noble ou intellectuel, c'est toujours les femmes qui sont soi-disant moins douées."
Celles qui se lancent dans les filières scientifiques marchent souvent dans les traces de leurs parents: il est rare de devenir une femme scientifique sans venir d'une famille scientifique. L'héritage culturel est déterminant même s'il n'est pas automatique.
La classe sociale également: les sciences sont souvent l'apanage des classes favorisées. Quant aux minorités ethno-raciales, elles sont peu représentées. Compliqué de faire des études de maths quand on est une fille, de milieu populaire et noire (ou asiatique).
"Faut-il être intelligente pour réussir en maths?". La plupart des lycéennes ont le sentiment de ne pas l'être, malgré leurs excellents résultats, parce qu'elles travaillent. Or la "bosse des maths" n'existe pas et le génie n'est rien sans entraînement. C'est l'absence de reconnaissance des autres (parents, profs) qui entraîne cette dévalorisation.
Qu'est-ce que l'intelligence? "La faculté à apprendre, comprendre et s'adapter", plus ou moins développée d'un individu à l'autre. Mais attention, ces critères varient dans le temps, dans l'espace et selon les contextes et les groupes sociaux. Attention aussi à l'influence de l'école qui évalue et certifie la valeur intellectuelle des jeunes (c'est ce qu'on appelle "l'étiquetage scolaire").
Il existe ainsi un "racisme de l'intelligence": ce n'est pas l'intelligence qui rend bon en maths, c'est parce qu'on a le privilège d'accéder aux maths - et pour justifier ce privilège - qu'on est considéré comme intelligent.
Le "sexisme de l'intelligence" m'a également interpelée. Une étude a démontré que dans des bulletins aux résultats égaux en maths, les filles reçoivent des commentaires positifs sur leur attitude et leurs efforts alors que les garçons reçoivent des commentaires négatifs sur leur attitude, mais positifs sur leurs aptitudes intellectuelles.
De même, il a été constaté que, lors de ce stage de maths, les encadrant·es ne se comportent pas de la même façon selon leur sexe: les mathématiciens introduisent davantage de nouveaux contenus et lancent des défis déstabilisants aux adolescentes, tandis que les mathématiciennes accompagnent plutôt de façon sécurisante la résolution des questions en cours. Ainsi, on enseignerait différemment selon qu'on est homme ou femme.
Les autrices insistent sur le sentiment d'isolement et d'incompétence des filles qui se lancent dans des filières essentiellement masculines, prenant l'exemple de la spécialité NSI (Numérique et Sciences Informatiques). C'est le rôle de l'enseignant d'encourager leurs interactions avec les garçons tout en étant vigilant face à la banalisation des remarques sexistes.
Plus surprenant, le passage sur les effets pervers de la mixité scolaire: les filles se sentent moins à l'aise pour prendre la parole et des responsabilités, subissant la domination des garçons. Néanmoins rester entre filles n'efface pas les comportements classistes ou racistes...
Enfin, l'enquête conclut sur l'importance d'avoir des modèles inspirants. Or les femmes de sciences sont victimes de l'effet Matilda c'est-à-dire "délibérément spoliées par des hommes".
Dans la fiction (livres jeunesse, films), il existe deux fois moins de héros que d'héroïnes.
Fortes de toutes ces données, il revient aux filles de transformer le système de l'intérieur afin que "le pouvoir ne soit plus oppresseur mais émancipateur".
Patricia Deschamps, mars 2025