Joan Scudamore est une femme parfaite et consciente de l'être. Jusqu'au jour où, désœuvrée, obligée d'attendre en plein désert le train de Bagdad qui la ramènera dans son douillet petit nid anglais, elle commence à remuer des souvenirs, à évoquer son mari, ses trois grands enfants... Détective lancée sur la piste de sa propre vie passée, elle traque une parole de l'un par-ci, un geste de l'autre par-là et, petit à petit, toutes les pièces du puzzle se mettent en place, un portrait se dessine, inattendu, vrai, horrible -le sien.
(4e de couverture de l'édition de 1985)
Mon avis :
Grande fan d'Agatha Christie, je découvre enfin les romans qu'elle a écrits sous le pseudonyme de Mary Westmacott, souhaitant s'affranchir du genre policier. Pour moi c'est une réussite! Je suis toujours bluffée par son écriture tellement fluide et atemporelle qu'on a peine à imaginer le texte écrit il y a près de 80 ans. Les réflexions de l'héroïne sur sa vie et sa relation avec ses proches m'ont semblé toujours d'actualité, et sa remise en question fait écho à ces interrogations que l'on a tous, à un moment ou un autre, sur la façon que l'on mène notre existence.
Si comme Joan "on n'avait rien d'autre à faire que penser à soi-même pendant plusieurs jours de suite, je me demande ce qu'on découvrirait"... Pour la première fois de sa vie, cette quadragénaire mariée et mère de trois grands enfants se retrouve "seule en face de moi-même" et ce qu'elle découvre sur elle-même bouleverse l'image parfaite qu'elle se fait de sa personne. Tels les serpents et les lézards du désert où elle médite, des pensées dérangeantes "surgissent à l'improviste, des pensées terrifiantes, des pensées angoissantes qui s'imposaient envers et contre tout et qui n'étaient pas supportables". N'aurait-elle pas imposé à son mari de reprendre l'étude notariale familiale au lieu de se lancer dans l'agriculture comme il en rêvait, afin de se garantir une sécurité financière? Ne serait-il pas si fatigué et vieilli car malheureux de cette situation? Pourquoi semble-t-il si touché par la mort de Leslie Sherston, leur voisine décatie qui a dû élever ses garçons seule? Sa fille Barbara se serait-elle mariée prématurément pour fuir le domicile parental? Pourquoi Averil est-elle toujours si froide et distante avec elle? Et sa camarade de pension, Blanche Haggard, pourquoi lui a-t-elle lancé d'un air désolé que Joan n'avait "pas changé d'un pouce" depuis Sainte-Anne?
Peu à peu, Joan commence à comprendre "qu'elle avait fermé les yeux" sur qui elle était réellement, une femme autoritaire, orgueilleuse et égocentrique se sentant obligée de paraître exemplaire. Au fur et à mesure que resurgissent désaccords et disputes avec les uns et les autres, les voiles de l'illusion tombent ("Tous mes stupides faux-semblants, mes simulacres se sont dilués")... Ne reste que "la peur d'une vérité qui avait toujours existé mais existé dans l'ombre"...
Dès lors, que faire de cette révélation sur soi? Joan semble déterminée à "commencer une nouvelle existence"... ou pas. La fin, réaliste, confirme en effet que pour changer, il faut bien du courage...
Patricia Deschamps, août 2022