J'étais chez moi dans l'univers des échanges subtils entre femmes, monde de rébellion silencieuse et de messages cryptés à base de rubans de chapeau, de mouchoirs brodés et de subterfuges, d'éventails de plumes et de défis muets, un monde où la position d'un timbre-poste ou d'un cachet de cire pouvait faire toute la différence. Enveloppée de cette immense cape de conspiration féminine, je me sentais capable d'aller où Sherlock Holmes n'avait pas ses entrées, capable d'accomplir ce qu'il ne pouvait ni envisager, ni même imaginer.
Au manoir familial de Ferndell Hall, en 1888.
Aujourd'hui c'est l'anniversaire de Enola, elle prend quatorze ans. Mais depuis ce matin, aucune nouvelle de sa mère... Le soir, il faut se rendre à l'évidence : elle a disparu !
Aussitôt, l'adolescente fait prévenir ses deux frères aînés vivant à Londres : Mycroft le haut fonctionnaire et Sherlock Holmes le célèbre détective. Après avoir examiné les lieux, celui-ci repart à la capitale pour ouvrir une enquête.
Resté au manoir, Mycroft prépare l'envoi d'Enola... en pension ! Pour la jeune fille, il devient urgent de retrouver Mère ! Mais que signifie le bazar retrouvé dans sa chambre ?Pourquoi s'est-elle vêtue de façon si étrange ? Où est-elle partie et pourquoi n'a-t-elle pris aucun bagage ? Pourquoi avoir choisi de partir le jour de l'anniversaire de sa fille ? N'a-t-elle réellement laissé aucun mot d'explication ?
Mon avis :
Une enquête policière sur fond de féminisme !
C'est une Enola malheureuse que l'on découvre au début du roman. Enfant tardive (ce qui est mal perçu à l'époque), elle vit seule avec une mère qu'elle voit assez peu car entièrement préoccupée par ses aquarelles de fleurs, et les deux derniers domestiques du manoir, Mr et Mrs Lane. Son père est décédé et ses frères, beaucoup plus âgés, sont partis vivre à Londres à la mort de celui-ci. Comme elle le fait elle-même remarquer, Enola se lit "alone" à l'envers ("seule" en anglais)... "Enfant du scandale", l'adolescente a hérité de l'esprit d'indépendance de sa mère, préférant porter des knickers (pantalons courts) au lieu de s'habiller comme "une jeune fille convenable", s'instruisant par la lecture plutôt qu'avec une gouvernante, aimant se balader à bicyclette dans la campagne au risque de choquer le voisinage. La disparition de sa mère l'amène à se dévaloriser encore un peu plus : n'a-t-elle si peu d'importance aux yeux de Mère que celle-ci l'ait abandonnée sans aucun mot d'adieu ? L'arrivée de ses frères n'arrange rien : autoritaires et condescendants, Mycroft et Sherlock la traitent comme une enfant, voire un être inférieur, faisant preuve d'un sexisme écœurant : "Je n'étais, après tout, qu'une enfant, et de sexe féminin de surcroît, donc à capacité crânienne limitée". "On ne devrait jamais accorder confiance à une femme", assène Sherlock, "que peut la logique quand on a affaire à une femme ?" N'ayant "jamais pu supporter qu'une femme ait du caractère", les deux aînés sont brouillés avec leur mère depuis qu'elle a exigé de gérer elle-même la propriété héritée par Mycroft (selon la loi en vigueur à l'époque). Pour autant Enola admire ses frères et donnerait cher pour qu'ils lui accordent "un brin d'intérêt" !
Dans la seconde partie du roman, revirement de situation ! On passe en mode aventure avec une Enola dégourdie et rebelle qui décide de retrouver elle-même sa chère mère, après avoir réussi à déchiffrer les messages codés dont elle est férue. Son chemin croise par hasard celui du jeune Tewksbury, un fils de duc qui, comme elle, fuit le carcan de sa situation sociale. Avec cette enquête parallèle, Enola découvre sa vocation ("Spécialiste en recherches, toutes disparitions") et se retrouve embarquée dans les bas-fonds de Londres. Transformée par sa liberté pleinement assumée, elle gagne en assurance, faisant preuve d'un esprit d'initiative et d'une ingéniosité à faire pâlir ses frères ! J'ai beaucoup aimé la façon dont elle transforme son corset, engin de torture imposé aux femmes, en objet utile servant à la fois de cachette à ses affaires et d'arme de combat (c'est solide, une baleine)!..
Et finalement la petite Enola mettra en échec le grand Sherlock, dépassé par la double disparition de sa mère et de sa sœur ! On apprécie au passage le clin d’œil au personnage de Lestrade, l'inspecteur bien connu des aventures du détective, souvent dévalorisé par ce dernier, et qui lui, trouve de belles qualités à l'adolescente : "Elle m'a bien bluffé, en tout cas. Posée, s'exprimant avec aisance, sérieuse et réfléchie...". Pour une fois, c'est Sherlock Holmes qui n'est pas montré sous son aspect le plus glorieux ! Malgré tout, "il me manquait, lui que je n'avais pas vraiment connu". Si au final Enola ne retrouve pas sa mère, elle aura tout de même gagné en confiance, réalisant que "en récapitulant mes spécialités, je me sens moins ridicule que je ne l'avais cru !". L'essentiel est en effet d'avoir réussi à fuir les convenances qui l'étouffaient - comme Mère, dont elle pense avoir deviné ce qu'elle est devenue. On quitte la jeune fille plus déterminée que jamais à assumer sa nouvelle vie et à partir à la recherche de sa mère "un jour, quand il fera meilleur pour voyager"...
Patricia Deschamps, février 2017
♦ L'adaptation BD de Serena BLASCO
(Jungle, 2015)
Un très bel album aux couleurs vives et diluées dans l'esprit des aquarelles de la mère d'Enola. Ces vignettes aux coins arrondis, avec très peu de noir, donnent un côté lumineux au graphisme ce qui rend l'histoire plus gaie que dans le roman. J'ai particulièrement apprécié les deux grands paysages de Londres (Big Ben p.40 et Scotland Yard p.54). Si ce sont les couleurs chaudes qui prédominent tout du long, l'auteur fait le choix judicieux de passer en nuances de bleu pour les quartiers mal famés de la capitale. Un dossier en fin d'ouvrage fait la part belle au langage des fleurs affectionné par Mère ainsi qu'à ses messages codés. Pour avoir lu cette bande dessinée en parallèle avec le roman, je peux dire qu'elle est très fidèle au texte, j'y ai reconnu plusieurs phrases. Par contre Enola y apparaît d'emblée rebelle et indépendante. Une adaptation réussie !
► Et aussi...
Si une jeune fille fuit au bras d'un soupirant, elle sera vue comme sotte et naïve. Tandis qu'une lady qui lit Marx sera jugée comme dérangée et prête à n'importe quoi.
Londres, 1889.
Sous couvert d'une fausse identité, Enola a ouvert un cabinet de "spécialiste en recherches, toutes disparitions". Elle est officiellement Ivy Meshle, la secrétaire d'un mystérieux Dr Ragostin que personne ne verra jamais !
A sa grande surprise, son premier client n'est autre que le Dr Watson, l'assistant de son frère Sherlock... Impuissant à retrouver sa sœur, celui-ci souhaite faire appel aux services du Dr Ragostin !
Enola refuse bien sûr la mission. Cependant cette visite la conduit sur la piste d'une passionnante affaire : la disparition de la jeune Lady Cecily, fille de Sir Alistair...
Mon avis :
On retrouve avec plaisir le superbe graphisme de Serena Blasco, avec d'emblée (p.8) une superbe illustration pleine page toute en nuances de mauve ! Qui plus est le style se fait moins classique dans sa structure, avec des mises en page en arc de cercle (p.17, p.50), des plongée (p.27) et contre-plongée (p.40), un flashback à l'encre de Chine (p.47), des zooms (p.38) et des vignettes incrustées dans une grande image (p.56). Le résultat est très réussi !
Côté récit, l'auteur (l'autre, l'écrivain) développe des thématiques esquissées dans le premier tome, à commencer par les atouts féminins comme outils au service de l'investigation : "étant femme moi-même, peut-être pourrais-je noter quelques détails que ces messieurs de la police auraient négligés ?". Etre une femme est définitivement un avantage et Enola est devenue reine dans l'art du déguisement et de la dissimulation ! Corset, postiches et autres voiles lui permettent d'évoluer en toute tranquillité, y compris au nez et à la barbe de son frère ! Mais si "Sherlock semble réellement se faire du souci pour moi", il n'a pas renoncé à ramener sa cadette "dans le droit chemin"... Le sexisme est encore bien prégnant ("bonne à marier, en somme, comme l'auraient voulu mes frères") mais un autre sujet est au centre de cette deuxième aventure : la misère que connaissent certains Londoniens et qui avait déjà choqué Enola à son arrivée. D'ailleurs, la nuit, elle vient en aide aux plus pauvres à sa manière... Son chemin croisera celui d'Alexander Finch, un Marxiste qui "méprise les étiquettes", dénonçant l'exploitation du prolétariat et revendiquant le droit des travailleurs. Comme dans l'album précédent, "le carnet secret d'Enola" en fin d'ouvrage apporte quelques précisions sur ces différentes thématiques.
A la fin de l'épisode, après une enquête mouvementée, notre jeune héroïne se trouve à nouveau amenée à amorcer un tournant dans sa vie de fugitive... Vivement la suite !
Patricia Deschamps, février 2017
Les jupes sont faites exprès pour empêcher les femmes de fuir le long des corniches !
Londres, printemps 1889. Le docteur Watson est introuvable ! Voici une nouvelle enquête qui intéresse aussi bien Enola Holmes que son frère Sherlock.
Pour cela, Enola doit se construire un nouveau personnage, le dernier ayant été démasqué lors de sa dernière enquête. Cette fois-ci, elle va se transformer en véritable lady, élégante et raffinée.
Rendant visite à Mrs Watson, elle aperçoit un bouquet étrange. Selon le langage des fleurs, le message qu’il transmet est "malchance", "mort", "vengeance". Mauvais présage ?
Texte : 4e de couverture
Mon avis :
Un personnage sans nez, un asile psychiatrique, l'ombre de Jack l’Éventreur... L'ambiance est un peu plus inquiétante dans ce troisième tome ! Mais par ailleurs la recette reste la même : une enquête autour du langage des fleurs, de filatures déguisées et de messages codés dans les journaux - ce qui devient un peu lassant. Heureusement le dessin est toujours aussi magnifique, les couleurs notamment, et l'on savoure chaque planche ! J'ai beaucoup aimé la scène d'ouverture sur la ville, ainsi que le passage sur les toits où Enola tombe dans une serre. Sans oublier la petite touche de féminisme !
Patricia Deschamps, juin 2017