Moi je ne crois pas qu'un enfant de trois ans rêve d'être une star de YouTube... (p.154)
Juillet 2001. La jeune Mélanie Claux, lycéenne, est fascinée par la finale de "Loft story", toute première émission de téléréalité diffusée à la télévision. C'est décidé, elle aussi, un jour, deviendra célèbre.
Dix-huit ans plus tard, en 2019, Mélanie est l'heureuse maman de Sammy, 8 ans, et de Kimmy, 6 ans, qu'elle filme à longueur de journée pour sa chaîne YouTube "Happy Récré" suivie par des millions de followers. Mais voilà que la fillette disparaît brusquement lors d'une partie de cache-cache avec d'autres enfants de sa résidence. Victime de sa célébrité?
Mon avis :
Une histoire saisissante sur les dérives des réseaux sociaux.
Comme Mélanie Claux, je suis de la génération "Loft story" et je comprends bien quelle a pu être l'évolution de son système de pensée même si je ne le partage pas. Déterminée à vouloir devenir célèbre, seule façon selon elle de se sentir aimée, l'héroïne commence par postuler pour l'émission de télé-réalité "Rendez-vous dans le noir" ("Elle avait eu sa chance et elle l'avait manquée") puis découvre Facebook, "un endroit pour exister". Mais c'est en lançant sa chaîne YouTube qu'elle atteint son objectif... et touche le fond.
Le sujet, ou plutôt l'objet, de ses vidéos, ce sont en effet ses enfants. Toutes ses vidéos (ou stories Instagram) mettent en scène des moments de la vie quotidienne ("Quelle paire de baskets doit prendre Kimmy?"). Elle en poste toute la journée "pour partager ce qu'on vit", ce qui ne laisse aucune intimité à sa famille, ni repos au frère et à sa sœur. Toute cette mise en scène lui donne le sentiment d'être une bonne mère (au secours). Quand la petite Kimmy, 6 ans (...) rechigne à jouer le jeu, sa mère la menace: "Tant pis pour elle, plus personne ne l'aimera" (au secours, bis).
Avec le succès et les followers vient évidemment le placement de produits et la chaîne "Happy Récré" se transforme en "un monde où tout était devenu marchandise et régi par le culte de l'ego". Toutes les vidéos obéissent au même ressort dramaturgique: "la satisfaction immédiate du désir. Kimmy et Sammy vivent le rêve de tous les enfants: acheter tout, tout de suite". Beau principe éducatif... Pour toujours mieux satisfaire les attentes de son public (et les siennes), Mélanie Claux a une méthode bien à elle: "La gaieté outrancière du ton, la multiplication des jeux stupides et parfois avilissants, l'adhésion sans réserve et sans discernement à la consommation"...
Tout cela provoque un malaise confus chez Clara Roussel de l'équipe de police en charge de la disparition de la petite Kimmy. J'ai beaucoup aimé ce personnage, dont le point de vue, complètement opposé, alterne avec celui de Mélanie. Elles ont le même âge mais une éducation différente, et la procédurière comprend d'emblée qu'au besoin de reconnaissance de la mère ("Mélanie Claux voulait être regardée, suivie, aimée") s'oppose une fillette fatiguée qui fait pitié. Pour Clara comme pour beaucoup d'autres, les vidéos d'Happy Récré représentent une forme de violence intrafamiliale: "Les parents prétendent que c'est un loisir, moi j'appelle ça du travail dissimulé".
Le roman ne se contente pas de se clôturer sur la résolution de la disparition. Nous projetant dix ans plus tard, l'autrice enfonce le clou en nous montrant les dommages psychiques de cette surexposition médiatique... et ça fait froid dans le dos: la mère s'auto-détruit, le père s'enfuit, la gamine attaque ses parents en justice et son frère sombre dans la paranoïa (ou pas...). C'est un beau gâchis et en même temps, je ne suis pas sûre que cette lecture change le regard des personnes concernées par l'attrait de la popularité...
Patricia Deschamps, août 2024
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