J'ai beaucoup de prestige. Mais tu apprendras que ce n'est pas la même chose que du pouvoir.
Dans le monde où vit Jonas, tout est réglementé et géré par le Comité des sages. L’harmonie règne dans les cellules familiales, car la guerre, le chômage, le divorce et les inégalités n’existent pas. La désobéissance et la révolte non plus d’ailleurs, tout comme la différence et le libre-arbitre.
Dans quelques jours, Jonas aura douze ans. Au cours d’une grande cérémonie, il se verra attribuer, tout comme les enfants de son âge, sa future fonction dans la communauté.
Mais Jonas ne sait pas encore qu’il est unique. Un destin extraordinaire l’attend, un destin qui peut le détruire : dépositaire de la mémoire.
Mon avis :
La communauté dans laquelle vit Jonas est régie par de nombreuses règles et rituels pesants. "Les heures de la journée étaient réglées avec minutie", un haut-parleur (façon Big Brother dans 1984) diffuse des messages (d'avertissement) tout en surveillant les habitants. Dans cette société, il faut faire une demande au Comité aussi bien pour obtenir un conjoint qu'un enfant ! Pas d'activité sexuelle (une pilule prise quotidiennement efface toute "stimulation"), seules les mères porteuses sont habilitées pour la grossesse. Même le climat est contrôlé : "Nous en sommes venus à l'Identique".
La désobéissance est bien sûr inenvisageable, et la différence très mal perçue. Ainsi, le meilleur ami de Jonas, Asher, qui fait des erreurs de langage (il prend un mot pour un autre), est constamment repris par tous. Le petit Gabriel, bébé aux inhabituels yeux clairs (comme Jonas) dont le développement est plus difficile que pour les autres (est-il handicapé ? ou simplement "différent" ?) pose problème au centre nourricier, tout comme la naissance de vrais jumeaux. D'ailleurs tout comportement inadapté, volontaire ou non, entraîne un "élargissement", sans que personne ne sache vraiment en quoi cela consiste (à part le Comité des Sages)...
Mais le jour où Jonas est désigné comme le futur dépositaire de la Mémoire, celui qui concentre tous les souvenirs de la communauté, sa vision de celle-ci se met à changer. Aux côtés du passeur, l'homme qui détient ce rôle et qui est chargé de le former, il découvre tout ce que le Comité cache aux habitants : l'existence de la nature et des animaux, des couleurs (on apprend que les gens voient en noir et blanc !), du passé et de l'Ailleurs (« Je ne comprends pas ce que vous voulez dire quand vous dites « le monde entier » ou « les générations d'avant »), ainsi que, surtout, les émotions, notamment l'amour.
Cette fonction, si elle est honorifique, le place progressivement à l'écart des autres: Jonas a accès à des connaissances inaccessibles aux habitants et il n'a pas le droit de les évoquer. Et puis le passeur ne lui transmet pas uniquement des souvenirs agréables : l'adolescent apprend ce qu'est la souffrance (notamment à travers le souvenir de la guerre) et prend conscience de toute la douleur qu'un dépositaire doit contenir en lui pour que ses congénères vivent paisiblement dans leur monde aseptisé : "Ils m'ont choisi pour les débarrasser de ce fardeau". Conscient de la sagesse qui lui vient des souvenirs (le sens de l'Histoire, les leçons tirées du passé), il se sent néanmoins de plus en plus angoissé et isolé. Surtout, son état d'esprit évolue : « Je veux me lever le matin et faire des choix ». Ainsi, tous les souvenirs transférés par le passeur remettent en cause le fonctionnement de la société : « Je n'avais jamais pensé qu'il pouvait y avoir une autre façon de faire, jusqu'à ce que je reçoive ce souvenir ». Désormais, pour Jonas, plus question de « retourner au monde dénué d'émotions dans lequel il avait vécu si longtemps ».
Déterminé à "changer les choses", il prendra avec le passeur une décision lourde de conséquences et en même temps courageuse puisqu'elle lui permettra d'accéder à ce qui lui manquait plus que tout : la liberté.
Un beau roman pour réfléchir et débattre sur ce qui fait la condition humaine, avec ses atouts et ses concessions.
Le film, "The Giver", condense le livre en 1h30 et apporte quelques modifications notoires afin de mieux servir l'intrigue et la rendre plus accrocheuse pour des adolescents. Asher est un traître, Fiona tombe amoureuse, le Comité des sages est individualisé en la personne de "la Grande Sage" (Meryl Streep), le passeur, plus vieux et usé, est torturé par le souvenir de Rosemary, et l'histoire se termine par une course-poursuite. Cependant l'essentiel est là et les deux supports se complètent bien.
J'ai par ailleurs apprécié le travail au niveau des images: d'abord en noir et blanc, ce qui apporte à la communauté un côté lisse et parfait judicieusement artificiel, elles évoluent au fur et à mesure que Jonas découvre les couleurs, jusqu'à devenir éclatantes lorsque les souvenirs l'écrasent de leur poids. Sans oublier la sublime chanson de One Republic, "Ordinary human", à écouter en lisant le roman !
Patricia Deschamps, juin 2017