Janvier 1946. Tandis que Londres se relève douloureusement de la guerre, Juliet, jeune écrivain, cherche un sujet pour son prochain roman. Comment pourrait-elle imaginer que la lettre d'un inconnu, natif de l'île de Guernesey, va le lui fournir ?
Au fil de ses échanges avec son nouveau correspondant, Juliet pénètre dans un monde insoupçonné, délicieusement excentrique ; celui d'un club de lecture au nom étrange inventé pour tromper l'occupant allemand : le "Cercle littéraire des éplucheurs de patates".
De lettre en lettre Juliet découvre l'histoire d'une petite communauté débordante de charme, d'humour, d'humanité.
Et puis vient le jour où, à son tour, elle se rend à Guernesey...
(4e de couverture)
Mon avis :
Une correspondance entre souvenirs de guerre douloureux et joie de (re)vivre.
Tout d'abord l'on fait connaissance avec Juliet à travers les lettres qu'elle échange avec son éditeur et ami Sidney ainsi qu'avec la sœur de celui-ci, sa meilleure amie Sophie. Juliet est un personnage assez contrasté, une femme écrivain qui a su imposer son style (humoristique) pendant la guerre avec ses chroniques d'Izzy Bickerstaff, et en même temps que l'on sent fragile notamment parce qu'elle est toujours célibataire à plus de trente ans (on est en 1946) et désespère un peu de trouver un compagnon de vie. Cela pourrait-il être ce Mark qui la couvre de fleurs ?
On retrouve en fait cette dualité tout au long du livre à la fois à travers les autres personnages et dans cette ambiance d'après-guerre entre soulagement et traumatisme. Les lettres des habitants de Guernesey, puis leurs témoignages directs lorsque Juliet se rend sur l'île, évoquent de manière émouvante "leur quotidien sous l'Occupation" : la faim et les morts, les contrôles nazis ("Les Allemands exerçaient leur justice de manière imprévisible, vous ne saviez jamais quelle sentence vous attendait") et les ruses pour y échapper, l'évacuation angoissante mais nécessaire des enfants vers l'Angleterre, les familles séparées, les usurpations d'identité, les délateurs, les gens arrêtés et déportés (comme Elizabeth, la fondatrice du cercle littéraire)...
Celle-ci, bien que physiquement absente, occupe une place prépondérante dans l'histoire. C'est un peu le trait d'union entre les horreurs de la guerre (vu les épreuves qu'elle a traversées) et ce qu'elle peut générer malgré tout de bonté, notamment dans l'entraide. Elizabeth a eu une relation avec un capitaine allemand dont le comportement, humain et même amical, le distinguait des autres nazis. Un livre scellera son amitié avec Dawsey, l'un des membres du groupe de lecture. Groupe créé sur un coup de tête par Elizabeth "pour tromper les Allemands" lors d'un couvre-feu non respecté, et qui au final "nous a bien remonté le moral".
Car ce roman épistolaire est bien évidemment une ode à la lecture : non seulement "nos réunions littéraires rendaient l'Occupation supportable", mais tous y prennent goût ("Les orateurs n'ont plus eu pour ambition que de persuader leur auditoire de lire l'ouvrage en question") et finissent par créer des liens étroits entre eux ("A force de lire, de parler de livres et de nous disputer à cause d'eux, nous en sommes venus à nous lier étroitement les uns aux autres"). La lecture donne également la force de tenir : "Nos jours étaient gris de labeur et nos soirées noires d'ennui. Nous nous accrochions à nos livres et à nos amis, qui nous rappelaient l'autre part de nous", celle, légère et joyeuse, qui pousse à la vie quoi qu'il arrive... Voilà "quelle influence ont eu les livres sur ma vie".
Une influence qui se poursuit après le départ des Allemands alors qu'il faut tout reconstruire, matériellement ("Les routes sont jonchées de débris, des façades entières sont tombées, la terre est éventrée") et psychologiquement (comme en témoigne le personnage de Rémy, rescapée du camp de Ravensbrück). Oui il est dur "de reprendre le cours de son existence", "à la fin de la guerre je me suis promis de ne plus jamais en parler. Mais la guerre fait partie de mon histoire, de notre histoire à tous, il n'y a pas moyen de s'y soustraire." Cependant, entouré des amis qui l'ont traversée avec soi, c'est moins difficile. Si le thème est grave, l'atmosphère globale du livre n'est pas pesante, au contraire, on sent ce désir, cet enthousiasme à aller de l'avant, vers des jours meilleurs. Le texte est d'ailleurs ponctué d'humour, par exemple avec les pitreries de Kit, la petite fille d'Elizabeth que le groupe a pris sous son aile. Le personnage d'Isola fait aussi beaucoup sourire, entre ses potions guérisseuses, son expérimentation de la phrénologie ("la science de l'interprétation des bosses du crâne") ou encore ses "notes de détection" à la Miss Marple ("Je me suis trompée sur toute la ligne") !
C'est donc dans une relative bonne humeur que l'on quitte le cercle de Guernesey pour qui, en réalité, "l'histoire est sur le point de commencer".
Patricia Deschamps, juin 2018