- Biographie disponible sur la page consacrée à La vie devant soi -
Je pensais à toutes les batailles que j'allais livrer pour elle, à la promesse que je m'étais faite, à l'aube de ma vie, de lui rendre justice, de donner un sens à son sacrifice.
Dès son plus jeune âge, le narrateur se fait une promesse : compenser par la gloire toutes les humiliations que sa mère, Russe immigrée, seule et sans un sou, a endurées pour pouvoir déposer avec fierté, tous les jours, le bifteck du déjeuner dans l'assiette de son fils unique et adoré.
Avec admiration, humour et lucidité, ce fils fait le récit de leur parcours de la Pologne à la France, de la carrière militaire et diplomatique de Gary à sa réussite littéraire en passant par ses rapports humains, tout est vu à la lumière de l'amour de cette mère au caractère entier, émouvant, mais également envahissante et insupportable.
Texte : Sana Tang-Léopold
Mon avis :
Je ne suis pas sûre que l'amour inconditionnel de sa mère envers lui ait été une bonne chose pour Romain Gary... surtout quand on sait comment il a fini sa vie (suicidé). Elle lui a mis dès huit ans une pression monstre, ayant à son égard des ambitions qu'il n'a, selon lui, jamais réussi à satisfaire, et cette autobiographie nous laisse sur un sentiment de malaise.
Cependant l'auteur signe avant tout là un vibrant hommage à celle qui, malgré sa précarité de femme seule, puis malade, donna jusqu'au bout (et même après) toute son énergie, sa détermination, son esprit d'initiative, son courage, pour élever dignement son fils et surtout lui donner les moyens de réaliser "ses" rêves. Le problème, c'est qu'il s'agit davantage de ceux de la mère que du fils... Après avoir écumé, sans talent particulier, tous les domaines de l'art, Romain se résout à écrire : "La littérature me semblait le dernier refuge de ceux qui ne savent pas où se fourrer". Sa mère rêve de gloire, "refusant de me voir autrement qu'en héros". Une adulation aussi enthousiasmante que pesante : petit, Romain fait ce qu'il peut pour "accomplir toutes les prouesses qu'elle attendait de moi". Étudiant en droit puis pilote pendant la Seconde Guerre mondiale, il confronte ses espoirs à la dure réalité : son but (écrire un chef d’œuvre, rafler des médailles, faire carrière dans la diplomatie) lui semble inatteignable, il ne se sent pas à la hauteur, "me heurtant partout à mes limites" : "Je n'ai pas le sentiment d'avoir été un bon fils". Sa mère lui a transmis l'amour de la France et celui des femmes, il n'éprouvera jamais vraiment la satisfaction de servir sa patrie d'adoption ni le bonheur d'être aimé par une compagne autant que par sa mère...
Heureusement l'humour ne manque pas, un humour à froid, à peine décelable, ou au contraire une auto-dérision amusante. J'ai beaucoup aimé ces scènes, pendant la guerre, où Romain continue de "voir" et "parler" à sa mère dans les moments difficiles : chaque fois qu'il doute, il réagit comme si elle le regardait, imaginant ce qu'elle lui dirait en de telles circonstances - c'est dire la puissance de son influence! Il est d'ailleurs persuadé que "il ne pouvait rien m'arriver, puisqu'une formidable puissance d'amour veillait sur moi". Cherchant sans cesse à "lui prouver ma valeur", il reconnaît aussi que "sa volonté et son courage continuent à m'habiter" et que "j'aurais crevé plutôt que d'enlever à ma mère ses triomphales illusions". Malgré tout, "son amour envahissant, l'accablant poids de sa tendresse" aura fait de son existence "une poursuite errante de quelque chose dont l'art donne la soif, mais dont la vie ne pouvait m'offrir l'apaisement"...
Patricia Deschamps, mai 2017