De mémoire de chirurgien, on n'avait jamais vu ça. Surtout pour les blessures du visage. La médecine avance, elle fait des pas de géant. D'ici la fin de la guerre, on refera des faces à neuf, comme si rien n'était arrivé. De la destruction massive pour élever le niveau de la connaissance, c'est paradoxal, non ?
1914. Tout sourit à Adrien, ingénieur officier. La guerre éclate et lors d'une reconnaissance sur les bords de la Meuse, un éclat d'obus le défigure. Le voilà devenu une "gueule cassée".
Adrien ne connaîtra pas les tranchées mais le Val-de-Grâce, dans une chambre réservée aux officiers. Une pièce sans miroir, où l'on ne se voit que dans le regard des autres.
Adrien y restera cinq ans. Cinq ans pour penser à l'après, pour penser à Clémence qui l'a connu avec sa gueule d'ange...
(4e de couverture)
Mon avis :
Un roman touchant et lucide sur les gueules cassées.
Ce qui lui est arrivé avec l'explosion de la "marmite" (bombe) allemande, Adrien l'apprend à travers la conversation du chirurgien et de l'officier qui le pensent endormi: les propos sont directs, les mots crus, et la description d'autant plus saisissante... Il va falloir supporter la douleur, l'impossibilité de parler, la perte irrémédiable du goût et de l'odorat, manger par le nez, et comment boire? A "l'horreur du spectacle" s'ajoute l'humiliation d'avoir été "abattu sans avoir jamais croisé le feu" puisque ce jour-là, Adrien était en simple reconnaissance...
C'est d'ailleurs le premier "esquinté de la trogne" à être installé dans cet étage réservé aux officiers. Bientôt le rejoindront deux "compagnons d'infortune", Weil l'aviateur cramoisi et Penanster le Breton sans nez, et même une femme, Madeleine l'ex-infirmière, avec qui il restera ami à vie. Mais peut-on encore parler d'être vivant quand on reste ainsi cloîtré, par peur du regard des autres autant que par nécessité médicale? Les multiples opérations chirurgicales relèvent davantage du "rafistolage" que de l'esthétique... Pire, un visage ravagé donne le sentiment d'une "destruction de l'identité". Adrien fuit sa famille, repoussant la visite de sa sœur et de sa mère, ainsi que celle de son ami Bonnard pourtant atteint d'une infirmité congénitale ("sa petite main d'enfant doit lui sembler bien peu de chose maintenant"). Et en même temps l'horreur de la situation est décrite avec une certaine distance, une objectivité qui en atténuerait presque la teneur alors que les blessures sont véritablement atroces. Comme si Adrien ne réalisait pas tout à fait ce qui lui arrive: "J'éprouve une certaine difficulté à imaginer ce que je vois".
Et pourtant rien de plombant dans ce roman. Beaucoup d'émotion certes, mais aussi de fraternité et même d'humour avec l'inimitable Penanster qui "sait faire sourire, y compris ceux qui n'ont plus de bouche". S'il est difficile de se projeter dans un avenir "autre que celui des petits progrès quotidiens de mastication et de prononciation", on refuse de se laisser submerger par "le désastre de notre existence". Ce qui fait tenir Adrien également, c'est l'espoir de revoir Clémence avec qui il a passé "le dernier jour de paix", celui de la mobilisation. Et celui, encore plus fou, qu'elle l'appréciera toujours malgré les chairs déchiquetées.
L'histoire nous mènera jusqu'au difficile retour à la vie civile et même au-delà, parce que pour "ceux de 14", elle aura des conséquences bien après l'armistice: "La guerre était terminée mais ses résidus allaient continuer à déambuler pendant de nombreuses années"...
Patricia Deschamps, octobre 2019
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