Où sont passés tes rêves, Solange ?
Été 1912. Fuyant un père alcoolique et violent, Solange part rejoindre son amie Lili à Paris. Elle obtient du travail en tant que couturière dans l'atelier d'un grand magasin. Chaque soir, elle retrouve Lili dans le cabaret de quartier où celle-ci chante, et elles vont toutes deux s'amuser dans les bals ou au cinéma.
Si Lili la séductrice adore cette vie de bohème, Solange ne tarde pas à se marier avec Robert Maximilien, un banquier de près de vingt ans son aîné. Mais celui se montre de plus en plus étouffant, voire tyrannique... De plus, Solange doit s'occuper de sa vieille tante aigrie, Emma, ancienne pianiste qui perd la vue.
Et puis la guerre éclate. Les hommes sont mobilisés et Robert, comme les autres, est envoyé au front. Pour Solange, c'est une délivrance : elle peut commencer à vivre un peu plus librement, même si le quotidien n'est pas facile dans ce contexte de peur et de privations...
Mon avis :
Pour une fois dans un livre sur la Grande Guerre, on reste à l'arrière avec les femmes, même si la vie dans la tranchées est abordée à travers les lettres que s'échangent les familles.
Pendant les cent premières pages, on fait connaissance avec la jeune Solange. Cette première partie pourrait sembler longue si l'auteur n'avait une écriture si fluide que l'on se passionne d'emblée pour le destin de cette provinciale aux origines modestes. "Timide et pas très dégourdie", l'héroïne s'oppose en cela à son amie Lili, une délurée avide de liberté qui croque la vie à pleines dents. Les disputes éclatent régulièrement entre les deux amies à la personnalité et au mode de vie si différents ! L'engagement de Solange avec Robert Maximilien notamment, met à mal leur amitié : Lili n'accepte pas la faiblesse et la passivité de Solange face à un homme qui la tient sous son emprise. Mais Solange aime le fait qu'avec Robert, "elle n'a pas de surprise" ; "Il me fait peur, c'est vrai. Mais avec lui je me sens bizarrement protégée". Riche, Robert lui assure un confort de vie qui vaut bien des compromis.
Paradoxalement, c'est lorsque la guerre éclate que la situation de Solange s'améliore. Débarrassée de son envahissant mari, elle n'a plus qu'à profiter de sa liberté retrouvée, sans se soucier cette fois des questions d'argent. D'autant plus que sa relation avec tante Emma, sans Robert pour s'y immiscer, évolue sensiblement vers une complicité toute nouvelle et ô combien appréciable. Tandis que certaines (comme Clémence) se languissent de leur amoureux, sont amenées à travailler dans les usines d'armement ou dans les champs (Henriette), à s'engager comme infirmière (Marthe), comme marraine de guerre (Lili) ou encore dans des actions caritatives (Blanche), Solange savoure une vie oisive faite de lecture et de leçons de piano : "Solange traverse la guerre avec une indifférence qui me donne envie de hurler". Pour autant son attitude n'exaspère pas une seconde, tant on prend plaisir à voir cette jeune femme attachante trouver un second souffle, prendre un peu confiance en elle, comme le démontrent les extraits de son journal intime.
La guerre est bien sûr omniprésente, notamment à travers les lettres résolument optimistes de Pierre (le fiancé de Clémence) et celles plus amères de Robert : "A Paris, vous êtes loin de tout ça, n'est-ce pas ?". Mais ce qui m'a vraiment plu, c'est de suivre tout ce petit groupe de femmes dans leur quotidien complètement réorganisé en raison de l'absence des hommes : l'approvisionnement en denrées devenues hors de prix, l'abus de certains employeurs qui exploitent leurs salariées, les loueurs sans scrupules qui mettent les femmes à la rue... On ne fait pas de cadeau à la gente féminine ! Sensible au combat de certaines journalistes féministes, Solange prend d'ailleurs la plume - sa façon à elle de s'impliquer - pour "faire entendre les voix et les droits de celles que l'on oublie" dans de courtes chroniques souvent censurées. Recueillant les témoignages de ses congénères, elle raconte la survie, le deuil, la misère, les attaques aériennes, mais aussi le mépris de ceux qui considèrent que "leur place est avant tout au foyer" et leur vocation de "semer de la graine de poilu, faire son devoir de Française en donnant des enfants à la patrie".
Son mari n'est évidemment pas au courant de cette démarche. Lui qui, à chaque permission, revient toujours plus suspicieux et colérique, reproduisant les actes avilissants du père autrefois fui... Pour Solange, l'horreur durera bien après la guerre... Cependant, si elle ne peut échapper aux coups, la jeune femme apprend à résister à sa manière : "Pour la première fois, elle a tenu tête à son mari". Et c'est bien ça que l'on retiendra de cette fresque : "c'est grâce à ce conflit monstrueux, absurde, que j'ai grandi. Commencé à être libre, aussi. Libre de vivre. Libre de devenir moi-même". Il aura au moins ressorti quelque chose de positif de cette guerre atroce...
Un roman qui, de par la diversité des points de vue et des formes narratives adoptés, donne une représentation complète et passionnante de la Grande Guerre !
Patricia Deschamps, octobre 2016