A Paris en 1800. Dans la capitale, on parle de cette créature sauvage capturée par des paysans dans une forêt de l’Aveyron, quelques
années plus tôt. Une sorte d’enfant sale aux cheveux hirsutes, qui pousse des grognements et marche bizarrement.
Voilà que cette bête arrive à Paris pour être étudiée par des savants. Julie, 13 ans,
est d’abord aux anges : c’est sa mère, Mme Guérin, qui va prendre soin du "sauvage" avec un certain Dr Itard à l'institut des sourds-muets où
elles habitent. Mais il n'est pas simple de "civiliser" un enfant abandonné à son sort depuis tout petit...
Mon avis :
L'histoire de Victor l'enfant sauvage a toujours fasciné scientifiques et philosophes: où finit l'animalité, où commence l'humanité? Qu'est-ce qui définit celle-ci? Ce "journal fictif qui raconte des faits historiques" est écrit du point de vue de la jeune Julie qui assiste sa mère et le Dr Itard dans leurs (éprouvantes) tentatives pour amadouer le jeune garçon. A travers le personnage de Julie, dont la famille habite dans le parc de l'Institut des sourds-muets que dirige l'abbé Sicard et qui est également au service de la comtesse de Miossens, sont donc exprimées diverses opinions, souvent contradictoires, ce qui alimente la réflexion du lecteur.
Pour la plupart des Parisiens, l'enfant sauvage n'est qu'une attraction que l'on observe avec une curiosité mêlée de crainte. Mais pour le docteur Itard, c'est "une occasion unique de faire avancer la science": a-t-on affaire à un humain qui ressemble à un animal ou à un animal qui ressemble à un humain? Pour la comtesse, férue de Rousseau et de son essai De l'Education, l'expérience peut permettre de vérifier que "l'homme ne naît pas homme mais le devient". Pour la mère de Julie, ce dont le "sauvageon" a avant tout besoin, c'est de tendresse et de bienveillance. Tous·tes vont chercher à leur façon un moyen de l'éduquer.
Il s'avère rapidement que l'enfant n'est pas sourd, "il est seulement sensible aux bruits qui peuvent lui être utiles. Ses sens se sont mis au service des bruits de la nature". Les premiers apprentissages consistent à lui faire découvrir d'autres aliments (que les patates crues et les glands), lui apprendre à se vêtir, à se tenir correctement, bref à le "civiliser". L'attribution du prénom Victor sera une étape cruciale: "Vous lui avez donné un nom qui le fait homme parmi les hommes". Mais les exercices sont laborieux, Victor n'est pas habitué à rester enfermé et ne voit pas l'utilité de ce qu'on lui enseigne ("Pourquoi serait-il pressé de parler quand jamais le besoin s'en est fait sentir?"). Le Dr Itard est exigeant, Victor s'énerve, les crises et les fugues s'enchaînent. Faut-il renoncer pour autant?
On sent les sentiments de Julie évoluer au fil des années. D'abord touchée par ce que Victor a vécu (il a été abandonné dans la forêt tout petit, à moitié mort, et a survécu seul jusqu'à l'âge de 8-10 ans), elle finit par ne plus supporter l'attention que tout le monde lui porte, notamment sa mère, à son détriment, d'autant que les résultats ne sont pas concluants ("Comment croire qu'il va changer, devenir quelqu'un d'autre?"). Victor s'avère incapable d'apprendre à parler, ni même à "s'intégrer dans la société des hommes". "On veut le forcer à devenir ce qu'il n'est pas", constate-t-elle. Non seulement "il n'a jamais été un enfant comme les autres", mais c'est avant tout "un être qui souffre" car on l'a arraché à sa vie d'avant.
Avec l'âge, Julie réalise que "la société n'acceptera jamais Victor tel qu'il est". Celle-ci a néanmoins une responsabilité à son égard puisqu'elle l'a capturé. Mais quelle vie lui proposer? S'il ne s'est pas "normalisé", Victor ne s'en est pas moins "humanisé". Il accuse un retard intellectuel mais ne mérite pas d'être enfermé dans un asile d'aliénés. Même si le Dr Itard n'a pas atteint ses objectifs, sa rencontre avec l'enfant sauvage aura beaucoup appris sur la nature humaine... et sur la pédagogie: "c'est parce que l'éducation première lui a fait défaut, à l'âge où elle aurait dû avoir lieu", que Victor n'a jamais pu rattraper ce manque. On le sait aujourd'hui, "l'éducation du tout petit enfant est fondamentale dans l'évolution humaine. Les choses se jouent très tôt. Après un certain âge, il est trop tard".
Malgré tout, il ne faut pas oublier que "l'évolution d'un être n'a de sens que par rapport à lui-même. Pour juger des progrès de quelqu'un, il faut le comparer à ce qu'il était avant et non le comparer aux autres. Cela n'a l'air de rien. Mais ça change tout".
Patricia Deschamps, novembre 2022
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