Inséparables

roman de Sarah CROSSAN

Rageot, 2017, 416 p.
Rageot, 2017, 416 p.

 

Grace et Tippi sont deux sœurs siamoises. Elles vivent proche de New York, entourée de leur famille, mais par manque d'argent, elles sont contraintes d'abandonner les cours à domicile pour intégrer une école privée

 

Malgré la crainte du regard des autres, elles affrontent le monde avec humour et tolérance. Elles vont même se faire deux amis, Yasmeen et Jon, dont Grace tombe amoureuse...

Mon avis :

Grace raconte son quotidien de sœur siamoise dans un récit de force et de fragilité mêlées.

Le texte peut surprendre au premier abord: il est comme constitué de multiples poèmes en prose (un par page environ), avec un titre et une typographie alliant nombreux retours à la ligne, groupes de mots centrés ou isolés, comme pour les accentuer. Un style atypique pour deux héroïnes hors norme! Qui sera repris par Clémentine Beauvais, la traductrice de ce roman, dans son livre Songe à la douceur.

 

Comme toutes les jumelles, Grace et Tippi ont chacune leur caractère: si la première se montre très réservée, souvent en retrait, la seconde semble à l'aise dans ses baskets malgré sa différence. "Jumelles fusionnées" par la taille, Grace et Tippi, avec leur quatre bras et leurs deux jambes, font figure de curiosité pour la plupart des gens voire de "monstre" ("Les gens nous trouvent grotesques"), et chacune a sa façon de réagir. Grace rêverait d'être "aussi banale que tous les autres" ("Je ne veux pas être un truc de dingue") mais pour sa sœur, "dans le coin, être normal, c'est une insulte". Leur nouvelle amie Yasmeen n'en est-elle pas la preuve avec ses cheveux roses?!

 

Comme les siamoises, Yasmeen sait ce que c'est que de porter un "fardeau de naissance": elle est porteuse du VIH, "une malédiction dont sa mère ne se savait pas affligée", tout comme celle de Grace et Tippi. Comme elles, Yasmeen est la seule personne "qui gère depuis sa naissance la pensée de sa mort". L'espérance de vie des deux sœurs est en effet plus courte que la moyenne, d'ailleurs elles ont un suivi médical strict, comprenant également une psychothérapie. Celui-ci, ajouté à une assurance santé coûteuse, met à mal la situation financière de la famille... d'autant plus que le père a perdu son emploi. On voit ainsi l'impact du "couple maudit" sur son entourage, "les sacrifices qu'on impose" à la petite sœur danseuse classique, l'alcoolisme du père, l'épuisement de la mère.

 

Et pourtant "on ne voudrait pas être séparées, on ne voudrait pas de trajets solitaires le matin, de longues journées passées à essayer de trouver quelqu'un avec qui les partager". On sent Grace divisée tout de même, surtout lorsqu'elle tombe amoureuse de Jon: comment affirmer son identité quand on est constamment deux? "Quand Tippi veut quelque chose, elle l'attrape à pleines mains avec un corps qui nous appartient à toutes les deux. Je voudrais tellement, moi, être plus égoïste aussi parfois". Il faut effectivement faire les choix à deux, sans imposer le sien. Comme ce film documentaire pour "exhiber notre anormalité", ce "cirque" qui apportera un peu d'argent à cette famille qui en a tant besoin.

 

La dernière partie est particulièrement bouleversante. Grace commence à manquer "juste un peu de souffle", ce qui va amener les deux filles à prendre une décision terrible ("Si j'étais toute seule, je serais déjà morte"). Les dernières pages sont intenses, pleines d'émotion, et l'on referme le livre avec le sentiment que l'on perçoit les siamois(es) de manière très réductrice ("comme si c'était la seule et unique chose qu'elles avaient été") et que le lien qui les unit est à la fois beaucoup plus profond et impossible à concevoir pour le commun des mortels.

Janvier 2020


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