Dans la ville de Saumur vit modestement la famille Grandet : le père ex-tonnelier devenu richissime après de fructueuses spéculations, son épouse, sa fille Eugénie et Nanon la servante. Ces trois femmes vivent sous la terrible coupe du chef de famille, avaricieux maladif. Dans la ville, les beaux partis se disputent l'hypothétique main d'Eugénie dans l'espoir d'épouser la fortune. Mais le cousin d'Eugénie, un dandy parisien, débarque un soir, porteur d'une missive pour son oncle. Sans le savoir, il apporte la nouvelle du suicide de son père ruiné, demandant à son frère de s'occuper de son fils pour l'aider à partir faire fortune aux Indes. Le vieillard va se heurter à la candeur et à la générosité d'Eugénie.
(4e de couverture)
Mon avis :
Je n'ai jamais été fan de Balzac et Eugénie Grandet est bien le seul roman que j'ai eu envie de relire. On n'échappe pas aux descriptions parfois interminables et répétitives, surtout au début. Néanmoins il faut reconnaître que celles-ci plantent parfaitement le décor morose (rue, maison) et le quotidien monotone dans lesquels vit la pourtant richissime famille sous la férule de l'avare et despotique Grandet. Celui-ci cache si bien son or que les femmes, qui n'ont aucune conscience de la valeur phénoménale de ses biens, acceptent sans broncher le rationnement en tout (nourriture, chauffage, éclairage...).
Mais deux familles ne sont pas dupes: celles du banquier (Grassins) et du notaire (Cruchot). Chacune y va de ses flatteries et pseudo dévouement afin de caser leur fiston avec Eugénie l'héritière. La ville de Saumur, que dis-je, tout l'Anjou et le Berry (nous sommes au pays des vignobles), se partagent entre les Grassinistes et les Cruchotins: qui remportera la main de la jeune femme? L'ingénue est parfaitement dupe de ces preuves d'amitié. Au milieu de tous ces ambitieux et ces cupides, elle offre l'image de la pureté et de l'innocence. A ses côtés, sa mère, femme soumise à "son seigneur et maître", et la Grande Nanon, servante redevable mais d'une grande force (physique et) morale. Toutes trois vont devenir très complices avec le temps, solidaires dans le malheur.
L'arrivée du cousin parisien vient révolutionner la maisonnée. Élégant et distingué, il éblouit la petite provinciale par ses tenues raffinées, ses bibelots luxueux, sa grâce délicate. Mais voilà: Charles est pauvre et ne présente donc aucun intérêt pour son oncle. C'est là que l'on découvre toute la puissance du bonhomme Grandet: celui qui passe pour un idiot ("sorti de Saumur, il n'aurait fait qu'une pauvre figure") est un réalité un habile manipulateur. Fin calculateur, maîtrisant placements et autres spéculations, c'est le roi des transactions. Si certains passages financiers sont obscurs, on comprend que Grandet est, à l'insu même de ses proches collaborateurs, un terrible homme d'affaires. Plus le roman avance, plus l'homme paraît abject: seul compte pour lui l'argent ("il domine les lois, la politique et les mœurs"), qui passe avant les siens ("J'aimais mon frère et je le prouverai bien si ça ne coûte pas").
D'abord admirable ("Elle s'initiait à sa destinée. Sentir, aimer, souffrir, se dévouer"), Eugénie finit par susciter la pitié tant son comportement est passif et résigné. Le vent de rébellion initié par ses sentiments pour Charles tourne à l'abnégation chrétienne, d'ailleurs elle deviendra toujours plus dévote au fil de sa triste existence. Elle symbolise pour moi une âme pure souillée par "les corruptions du monde".
Patricia Deschamps, mai 2020