"Hep, les gars ! interpellait alors quelqu'un. Vous savez pourquoi que Jésus, il a pas pu jouer le match Jérusalem-Bethléem ?"
Ceux qui connaissaient la réponse se marraient déjà.
"Parce qu'il était suspendu !"
C'est à l'âge de neuf ans que Chris découvre la première fois les échecs, alors qu'il joue au parc. Fasciné, il demande à un copain de lui apprendre les règles et se révèle très vite un excellent stratège.
Les joueurs du parc ne sont pas dupes de ce don, et l'un d'eux, Monsieur Martini, décide de prendre en main son apprentissage, disséquant avec lui les parties les plus célèbres. Le jeune garçon gagne haut la main son premier tournoi et Monsieur Martini, qui dit avoir atteint ses limites, le confie alors à une de ses connaissances, Maître Paskarov.
Notre héros part donc rejoindre son nouvel instructeur. Monsieur Martini lui a trouvé une chambre au-dessus d'un bar, le Paradis. Mais qu'elle n'est pas sa surprise lorsqu'il comprend que les habitués du lieu sont des... supporters de foot !
D'abord déstabilisé par cette ambiance joviale à l'extrême opposé de celle, froide et concentrée, des parties d'échecs, Chris réalise soudain qu'il adore ça ! Tout en poursuivant l'étude des mille trois cent vingt-sept façons de commencer une partie d'échecs, il entreprend de devenir à son tour un fervent supporter du ballon rond...
Mon avis :
La première partie (où le héros découvre les échecs) peine à démarrer, mais ensuite on retrouve ce style incisif qui fait l'originalité d'Axl Cendres, entre délire et philosophie. Comme à son habitude, l'auteur dépeint quelques personnalités originales comme la Mémé du narrateur, qui roule ses cigarettes sans filtre partout où elle va et ne rate aucun épisode des Feux de l'amour, Mickey le footeux au regard qui flambe et sa sœur Anita la belle sauvage, sans oublier Stéphanie de Bamako la transsexuelle !
Mais le plus intéressant, c'est le rapprochement entre deux mondes en apparence opposés. Les salles froides et silencieuses des tournois d'échecs contrastent avec les tribunes chaudes et bruyantes des stades, et le héros passe allègrement des unes aux autres. L'enthousiasme des supporters le fascine et l'intrigue à la fois : "Pendant une bonne partie de la nuit, je les ai entendus chanter, rire et hurler. Et je me suis demandé comment c'était possible, de ressentir un bonheur pareil." Et là est bien l'enjeu de ce roman : analyser la psychologie du supporter afin de comprendre les implications, bien souvent inconscientes, d'une telle passion.
Et de la capacité d'analyse, il en a notre joueur d'échecs ! Il comprend vite que "supporter une équipe, c'est ne plus jamais être seul". Que lorsqu'on avait souffert dans la vie, on méritait de "gagner le droit d'être heureux", ne serait-ce qu'à travers l'émotion procurée par la victoire de son équipe. Que c'était un peu ça d'ailleurs, la raison d'être de la règle du hors-jeu : quel mérite y aurait-il à marquer quand on est seul face au gardien ? Le fait de s'être battu face à un joueur adverse avant d'atteindre les buts accordait au contraire de la valeur à l'action. De même, "les personnes qui ont trop de choses sans les avoir méritées devraient être déclarées Hors-Jeu." Finalement "le foot était comme la vie". Tout comme l'absence d'arbitrage vidéo rendait les décisions parfois injustes, la vie l'était souvent...
Et n'allez pas croire que les échecs soient si différents du foot ! Ils peuvent sembler un jeu individuel, "mais en réalité, ils demandent un grand sens du collectif" : il faut associer les pièces pour les faire travailler ensemble. Pareil pour une équipe de foot qui ne saurait se contenter d'aligner des individualités fortes.
Oui, au foot comme aux échecs, comme dans la vie, il faut se trouver un but. Un but pour pouvoir espérer, pour pouvoir supporter la souffrance, pour se donner des raisons de se battre, car "quand on ne craint ou qu'on espère plus rien, le jeu n'en vaut plus la chandelle". Au foot comme dans la vie, il faut entretenir la passion, mais attention à celle qui, dérivant en haine, transforme le supporter en hooligan...
De belles réflexions, donc, dans ce roman ! Dommage que la fin se termine de façon un peu abrupte.
Patricia Deschamps, juin 2014