Ca semblait être une constante dans les familles asiatiques : rien n'est jamais vraiment dit, surtout pas les sentiments.
Anna-Mei, seize ans, tient de sa mère ses origines chinoise et taïwanaise. Elle n’a pourtant presque aucun souvenir de cette mère, morte peu après sa naissance. Lors d’un concours de piano vital pour elle, Anna-Mei s’effondre, victime d’une angoisse venue de très loin. Sa grand-mère maternelle va alors lui raconter l’histoire fascinante des femmes de leur famille, car il est temps que les secrets enfouis soient enfin révélés…
(4e de couverture)
Mon avis :
Dans ce roman plein de douleur et de pudeur, une grand-mère et sa petite-fille se répondent dans une conversation en décalé (un chapitre à tour de rôle) où chacune tente d'exprimer émotions, souvenirs et pensées noires ("Peut-être que le fait de raconter a cette vertu de mettre en lumière ce qui ne va pas, et de l'expulser de soi?"). La démarche est issue de la médecine traditionnelle chinoise selon laquelle "l'esprit et les sentiments sont directement liés à nos organes vitaux et influent sur notre santé" et vise à comprendre les origines de la terrible crise d'angoisse qu'a vécue Anna-Mei. Pour le Dr Wu, "les générations précédentes ont laissé une empreinte de leurs traumatismes qui empêche une bonne circulation de l'énergie" chez l'adolescente, et Ama, qui l'élève depuis la mort de sa mère toute petite et se trouve coincée chez son gendre pendant le confinement lié au covid, est la mieux placée pour raconter l'histoire familiale à Anna-Mei.
Les deux époques se font ainsi écho tout au long des récits: celle, actuelle, de la jeune fille aux prises avec son concours de piano, son petit ami trop entreprenant et les reproches de sa meilleure amie; et celle de la grand-mère qui remonte plusieurs générations en arrière afin d'évoquer les tristes destins des femmes de leur lignée ("Toutes ces fillettes délaissées... comme si une malédiction nous frappait").
J'avoue que les petits soucis d'Anna-Mei m'ont semblé bien insignifiants au regard des "maladies, des accidents et toutes ces tragédies qui séparent ceux qui s'aiment" dans les histoires d'Ama. Les chapitres où l'on remonte l'histoire de la Chine (la tradition des pieds bandés, la guerre sino-japonaise, la Chine communiste de Mao, les réformes de Deng Xiaoping, puis les idéaux de démocratie et la volonté d'indépendance de Taïwan suite à quarante ans de Terreur blanche) m'ont paru bien plus passionnants.
Néanmoins cette confrontation des deux récits amène justement Anna-Mei à relativiser ("Le recul a du bon") car Ama a "l'art de dédramatiser les choses". Et surtout, chacune est amenée à exprimer un ressenti, des sentiments trop longtemps tus voire refoulés. Le père lui-même finit par sortir de son mutisme pour se rapprocher de sa fille comprenant, comme Ama, que "je dois t'encourager, t'apporter cette confiance qui te permettra de ne jamais rien lâcher".
Ainsi grand-mère et petite-fille auront appris à mieux se connaître ("une part insoupçonnée de toi s'est révélée") et après avoir écouté l'histoire de ses ancêtres, Anna-Mei aura compris que, malgré des destins parfois atroces, "la force et l'espoir, c'est aussi ce qu'il faut que je garde de ces vies".
Patricia Deschamps, février 2022